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Origine : http://www.revuedeslivres.fr/penser-le-neoliberalisme-christian-laval/
Rien n’est plus urgent que de comprendre les ressorts de
l’hégémonie acquise par les idées et
les politiques inspirées du néolibéralisme
dans les pays occidentaux. On sait que ceux qui refusent encore
de faire de « l’économie de marché «,
alias le capitalisme, l’horizon définitif de l’humanité,
commettent, comme aurait dit Friedrich Hayek, « l’erreur
de la raison « la plus dangereuse qui soit. Si on ne les met
pas au bûcher, on les exile hors du « cercle de la raison«
pour qu’ils ne puissent pas nuire à « l’ordre
juste « du monde libre. Comme, à l’évidence,
ces déraisonnables sont incapables de peser politiquement
et semblent se complaire trop souvent dans un « antilibéralisme
« incantatoire – ce qui n’est peut-être
pas sans rapport avec leur impuissance politique relative –,
« tout va bien «, du moins pour l’instant. L’on
ne peut donc s’empêcher de penser qu’il y a bien
ici une nécessité à satisfaire si l’on
souhaite dévier le cours des choses : il faut de nouvelles
armes théoriques pour lutter contre le poids des évidences
et la force des pouvoirs qui les incarnent. Le paradoxe de la situation
tient à ce que les analyses qui ont profondément renouvelé
l’approche du phénomène néolibéral
ont été, pour partie, produites il y a maintenant
près d’une trentaine d’années par Michel
Foucault, sans que les mouvements sociaux et les intellectuels qui
leur sont liés n’en aient encore tiré tous les
enseignements. Les choses sont peut-être en train de changer.
On disposait déjà d’un certain nombre d’ouvrages
relatant la manière dont les néolibéraux ont
après la seconde guerre mondiale diffusé leurs idées
dans les médias et au sein de l’Université,
influencé les responsables des partis de droite, intimidé
les forces de gauche, paralysé les mouvements sociaux. Ces
travaux, tels ceux de Keith Dixon ou de Serge Halimi, ont fait une
grande place au travail efficace des think tanks. Ils ont surtout
montré comment le monde politique et intellectuel anglo-américain
a été progressivement submergé par cette grande
vague néolibérale. Il manquait à cet ensemble
un travail consacré spécifiquement à la France.
C’est chose faite avec l’ouvrage historique de François
Denord, qui constitue une mine impressionnante de faits et de références
jusque-là laissés dans l’ombre. François
Denord montre avec force et précision que cette « idéologie
politique «, née dans l’entre-deux-guerres, n’a
pas disparu lors même que triomphaient le keynésianisme,
le planisme à la française et le dirigisme gaullien.
Elle continuait discrètement son élaboration, elle
unissait des groupes épars de patrons et d’universitaires,
elle sourdait ici ou là dans des revues, des rapports, des
commissions officielles. Loin d’avoir disparu, le libéralisme
économique français a constitué un courant
permanent et influent depuis la Libération jusqu’à
sa consécration officielle, marquée par la prise de
fonction présidentielle de Valéry Giscard d’Estaing,
suivie de près par celle de Raymond Barre en tant que Premier
ministre.
François Denord montre ainsi comment à partir des
années 1930 s’est constituée une tradition militante
à travers l’activité éditoriale et l’influence
politique de petits cercles d’intellectuels et de patrons,
réunis en particulier autour des Éditions de la Librairie
de Médicis. Il décrit dans le détail l’activité
de tous ces foyers et réseaux qui, après guerre et
jusqu’à nos jours, ont milité pour « le
libre marché « et la défense des « valeurs
de l’entreprise «, et ont soutenu, comme l’Institut
de l’entreprise à partir de 1975, les apologies les
plus radicales de l’ultralibéralisme américain.
Il apparaît ainsi clairement que le travail pour imposer un
nouveau « sens commun « remonte à loin et que
les campagnes d’opinion du Medef, des partis de droite et
de la presque totalité des médias reproduisent aujourd’hui
en grand ce qui s’est fait hier en plus modeste.
La démonstration de François Denord impose de revoir
l’histoire idéologique et politique française
sous un nouveau jour et de considérer toutes les hybridations,
même les plus étranges, qui l’ont marqué
: s’est-on suffisamment interrogé sur les relations
de confiance entre le général de Gaulle et Jacques
Rueff ? Quel sens ont eu le plan Pinay-Rueff ou le fameux comité
Armand-Rueff installé par de Gaulle et chargé de lever
les obstacles à « l’expansion économique
« ? Mais, surtout, au regard des développements historiques
ultérieurs, quel était précisément le
dessein de ceux qui ont si ardemment souhaité la construction
d’un marché commun européen ?
Le néolibéralisme versant français
Il y a bien, donc, un renouveau libéral proprement français,
dont les origines remontent à plusieurs décennies.
Son succès n’est pas venu de l’étranger,
ce n’est pas un simple produit d’importation. Il ne
faut ainsi pas se tromper sur le propos du livre de François
Denord, en dépit de l’ambiguïté de son
titre (« Néolibéralisme version française
«). Ce courant idéologique n’est pas l’adaptation
d’une version originale anglo-américaine. C’est
là une vulgate trop répandue, qui fait du néolibéralisme,
et peut-être du libéralisme tout court, une invention
anglo-saxonne étrangère au génie français
et catholique. Vieille histoire aux relents contre-révolutionnaires.
L’ouvrage de François Denord donnerait plutôt
à voir le versant français de l’histoire du
néolibéralisme – ce qui n’est pas la même
chose.
Il a eu ses auteurs, qui ne sont pas négligeables, comme
Louis Rougier, l’unique membre français du Cercle de
Vienne. Il a eu son « moment fondateur «, le colloque
Walter Lippmann, tenu à Paris à la fin d’août
1938, qui a donné naissance à l’éphémère
Centre international d’études pour la rénovation
du libéralisme (CIRL), préfiguration de ce que deviendra
après 1947 la Société du Mont-Pèlerin
sous l’égide de F. Hayek et de W. Röpke. Sur tous
ces points, l’érudition de François Denord complète
parfaitement les renseignements fournis par Michel Foucault qui,
dans ses cours du collège de France, a mis en relief pour
la première fois l’existence de ce courant néolibéral
français.
Néolibéralisme version française, on l’a
dit, est précieux par le travail historique d’exhumation
qu’il accomplit, mais il pose, presque malgré lui,
un problème redoutable quant à la nature de son objet
et à la manière de l’appréhender. Reprenant
à Michel Foucault sa rigoureuse définition du néolibéralisme
comme nouvel art de gouverner des sujets considérés
comme des calculateurs intéressés, il tend pourtant
à confondre les positions néolibérales et la
vulgate laisser-fairiste la plus banale. Il importe en effet de
bien saisir ce qu’il y a de « néo « dans
le néolibéralisme, du moins si l’on est soucieux
de ne pas tomber dans les errements de trop nombreux « antilibéraux
« qui semblent croire qu’il n’y a rien de vraiment
nouveau à l’Ouest depuis Adam Smith. C’est là
sans doute l’une des causes du grand désarroi intellectuel
d’une gauche fondamentalement désarmée sur le
plan théorique.
Sauf à en multiplier les variantes (« social «,
« conservateur «, « gestionnaire «, etc.),
sauf à le concevoir comme une économie mixte panachant
une dose de gestion administrée de l’économie
avec une dose de liberté économique, il convient de
tenir le plus grand compte de l’originalité du néolibéralisme
au regard de l’idéologie du laisser-faire : le premier
ne repose pas sur une ontologie des lois « naturelles «
du marché, il vise bien plutôt à construire
un ordre de marché par un interventionnisme d’une nouvelle
sorte. Si l’on veut bien croire que le néolibéralisme
a participé au choeur des « évangélistes
du marché «, il n’en a pas moins toujours conservé
sa propre partition doctrinale. Si cette identité échappe
trop vite à l’historien, c’est sans doute que
les outils qu’il manie ne lui permettent pas de tenir ce point
jusqu’au bout. François Denord tient que « la
mise en contexte de luttes politiques et d’individus (…)
permet de saisir ce que le néolibéralisme recèle
de nouveau « (p. 4). Voilà qui, d’un point de
vue méthodologique, a de quoi susciter un certain scepticisme.
En l’espèce, l’analyse par les positions relatives
occupées dans des champs qu’il emprunte à la
sociologie de Pierre Bourdieu conduit plutôt à obscurcir
la nature de la doctrine néolibérale qu’à
l’éclairer. Une approche généalogique
aurait sans doute été plus propre à mettre
évidence ce qui en elle est vraiment « néo «.
Il s’agit en effet de savoir qu’en son commencement,
les principaux théoriciens du néolibéralisme
entendent marquer une rupture avec les illusions du laisser-faire
des « derniers libéraux « en assumant le caractère
juridiquement et politiquement construit de l’ordre de marché.
C’est précisément le travail qu’avait
entrepris de faire Michel Foucault et dont témoigne le recueil
magistral de ses cours de l’année 1978-1979, intitulé
Naissance de la biopolitique. Ce cours est à l’origine
du développement dans de nombreux pays d’un courant
de recherches qui portent sur la « gouvernementalité
«, concept que Foucault considérait comme central pour
comprendre les nouvelles façons de gouverner les hommes.
Le néolibéralisme, qui trouve ses racines lointaines
dans les problématiques benthamiennes du contrôle et
du calcul, est avant tout une réflexion sur les techniques
de gouvernement à employer lorsque le sujet de référence
est constitué comme cet être maximisateur de son utilité.
Le projet politique néolibéral dépasse de très
loin le seul cadre de la politique économique. Elle ne se
réduit pas à la réactivation du vieux libéralisme
économique, encore moins à un retrait de l’État
ou à une diminution de son interventionnisme. Elle est conduite
par une logique normative qui concerne tous les champs de l’action
publique et tous les domaines de la vie sociale et individuelle.
Fondée sur l’anthropologie totale de l’homme
économique, elle met en oeuvre des ressorts sociaux et subjectifs
spécifiques, la concurrence, la « responsabilité
«, l’esprit d’entreprise, et vise à produire
un sujet nouveau, l’homme néolibéral. Il s’agit
en somme de produire un certain type d’homme qui serait apte
à se laisser gouverner par son propre intérêt.
L’objet du pouvoir n’est donc pas donné, il se
réalise dans les dispositifs que le gouvernement crée,
entretient, stimule.
Dé-démocratisation et art de gouvernement néolibéral
C’est à partir de cette analyse foucaldienne que la
politologue américaine Wendy Brown établit un diagnostic
décapant de la crise de la démocratie dans les pays
occidentaux, ou plus exactement du processus de dé-démocratisation
dans lequel ces pays sont engagés, à commencer par
les États-Unis. Dans son essai « Le néolibéralisme
et la fin de la démocratie « (dont nous avions pu lire
de larges extraits dans la livraison spéciale de la revue
Vacarmeconsacrée à Michel Foucault en 2004), Wendy
Brown rappelle que les politiques néolibérales «
actives « visent le gouvernement d’un sujet «
calculateur «, « responsable «, «entrepreneur
de sa vie «, qui applique une rationalité économique
universelle dans tous les domaines de l’existence et dans
toutes les sphères : la santé, l’éducation,
la justice, la politique. La définition qu’elle en
donne a le mérite de la clarté : « le néolibéralisme
est un projet constructiviste : pour lui, la stricte application
de la rationalité économique à tous les domaines
de la société n’est pas une donnée ontologique
; il oeuvre donc (…) au développement de cette rationalité«
(p. 51). La rationalité néolibérale ne se définit
pas d’abord par la pression du monde économique sur
la sphère privée, ni même par l’intrusion
des intérêts marchands dans le secteur public. Elle
ne se réduit pas à la mise en oeuvre systématique
d’une politique toujours favorable aux plus riches qui détruit
les institutions et les dispositifs de solidarité et de redistribution
instaurés au lendemain de la seconde guerre mondiale. Ces
aspects sont loin d’être négligeables, mais ils
sont subordonnés à une visée plus fondamentale.
La politique néolibérale entend mettre en oeuvre une
universalisation pratique du raisonnement économique, avec
pour référence normative le sujet rationnel calculateur.
C’est pourquoi on ne peut faire du néolibéralisme
la simple continuité du libéralisme d’Adam Smith.
Il ne s’agit pas seulement de faire une place plus grande
à un marché supposé naturel en réduisant
l’espace occupé par l’État et régi
par des artifices légaux ; il s’agit de produire activement
une réalité institutionnelle et des rapports sociaux
entièrement ordonnés selon les principes du calcul
économique de type marchand.
On pourrait évidemment arguer du fait que le néolibéralisme
n’est pas fait d’une pièce et que certains des
courants de pensée que l’on range sous cette appellation
sont farouchement ennemis de toute intervention étatique
quelle qu’elle soit. Michel Foucault n’ignorait pas
cette pluralité théorique. Il avait d’ailleurs
commencé à établir une première cartographie
des courants, distinguant deux grands pôles : l’ordolibéralisme
allemand et l’École de Chicago. Michel Foucault considère
ce «retour au libéralisme « non pas comme une
simple résurgence des croyances dans le naturalisme marchand,
ni même comme une idéologie qui aurait influencé
les responsables politiques, mais comme une pratique nouvelle de
gouvernement qui cherche à s’appuyer en toutes circonstances
sur la recherche de l’intérêt personnel et le
calcul maximisateur.
C’est ce point de départ foucaldien qui donne son
originalité à la réflexion de Wendy Brown,
comme le souligne la précieuse préface de Laurent
Jeanpierre. Elle entend montrer que ce projet politique supplante
la normativité politique et morale jusqu’alors dominante
dans « les démocraties libérales«, qu’il
opère un travail considérable de destruction des formes
normatives qui l’ont précédé. Il signe
la mort du sujet démocratique qui constituait la référence
idéale de la démocratie libérale. Disparaît
peu à peu la figure du citoyen qui, avec d’autres citoyens
égaux en droit, affirmait une certaine volonté commune,
déterminait des choix collectifs par le vote, définissait
un bien public, remplacé par le sujet individuel, calculateur,
consommateur et entrepreneur, qui poursuit des finalités
exclusivement privées dans le cadre de règles générales
organisant la compétition entre tous les individus.
La tension qui existait entre le marchand et le citoyen, entre
l’intérêt économique et la bienveillance
pour autrui, tend à s’effacer. La figure de l’homme
se réunifie dans la construction du sujet économique,
invité désormais à se penser comme une entreprise
à l’affût des opportunités de profit dans
un contexte de concurrence totale et permanente. La vie politique
et la morale, le lien éducatif, les rapports quotidiens,
la conception même que l’individu se fait de lui-même
sont profondément affectés par cette généralisation
de la forme entrepreneuriale. Les critères d’efficacité
et de rentabilité, les techniques d’évaluation,
s’imposent partout comme autant d’évidences indiscutables.
Le sujet moral et politique se réduit à un calculateur
enjoint de choisiren fonction de son intérêt propre.
La pratique politique, telle qu’on peut l’observer aux
États-Unis et, de plus en plus, en Europe, illustre cette
mutation : le « citoyen « est invité à
se prononcer comme s’il n’était qu’un consommateur
qui n’entend pas donner plus qu’il ne reçoit,
qui « en veut pour son argent «.
À suivre Wendy Brown, les conséquences de cette mutation
sont redoutables. Il en va des libertés individuelles et
collectives que les démocraties libérales garantissaient
au moins minimalement par la division des différents pouvoirs
et la pluralité des principes qui les régissaient.
Le néolibéralisme apparaît ainsi comme une stratégie
d’intégration qui, subordonnant tout à la seule
raison économique, empêche de faire jouer les différences
de principes et de légitimités comme facteurs de limitation
du pouvoir. Le néolibéralisme, comme l’explique
Wendy Brown, « fait passer les rationalités et les
juridictions morales, économiques et politiques de l’indépendance
relative dont elles jouissaient dans les systèmes de démocratie
libérale, à leur intégration discursive et
pratique. La gouvernementalité néolibérale
mine l’autonomie relative de certaines institutions (la loi,
les élections, la police, la sphère publique) les
unes par rapport aux autres, et l’autonomie de chacune d’entre
elles par rapport au marché. Or c’est grâce à
cette indépendance qu’ont été jusqu’à
présent préservés un intervalle et une tension
entre l’économie politique capitaliste et le système
politique démocrate libéral « (p. 59-60).
On dira que la chose n’est pas si nouvelle. Comme Foucault
l’avait bien vu, ce gouvernement des conduites par les intérêts
avait été anticipé par Jeremy Bentham à
la fin du XVIIIe siècle. Néanmoins, cette intégration
de toutes les sphères politiques et sociales dans et par
la logique de l’intérêt ne s’est pas réalisée
avant la fin du XXe siècle. Entre temps, la démocratie
libérale est restée un monde clivé entre intérêt
individuel et intérêt général, entre
vie terrestre et vie céleste, entre monde profane de la société
civile et monde sacré de la bureaucratie d’État.
Marx faisait de ce clivage le fondement de sa critique dans certains
de ses textes les plus fameux, en particulier Sur la question juive,
qui soulignait le caractère mystificateur et formel de la
prétention de l’État à représenter
l’universel. Mais ce « mensonge « n’était
pas sans effet sur les libertés politiques et sur les ressorts
de l’opposition au capitalisme. Or, à tirer un trait
d’égalité entre le libéralisme d’antan
et le néolibéralisme d’aujourd’hui, on
reproduit cette même erreur. Ce « mensonge «,
à certains égards bien « réel «,
permettait en effet aussi de préserver la vitalité
et la légitimité de critères moraux et politiques
distincts de la pure logique de l’intérêt individuel.
Cette phase est désormais révolue. L’époque
néolibérale se définit précisément
par la dissolution de cette opposition. Comme le montre le «
cauchemar américain «, pour reprendre le titre du second
essai de Wendy Brown, tout est devenu matière à «
business «, la protection sociale comme la guerre. Les critères
moraux eux-mêmes, qui séparaient la vertu du vice,
la conduite droite du délit, sont dévalués
; toute décision et même toute loi sont devenues tactiques,
opératoires, soumises à une règle d’efficacité
immédiate dans un jeu de rapports de force et de maximisation
de résultats.
La démocratie ne peut y survivre : elle contient des éléments
trop « coûteux « du point de vue des nouvelles
normes politiques et économiques. Liberté d’expression,
éducation humaniste, solidarité sociale, fonction
publique dévouée à un idéal d’intérêt
général, tout se désintègre lentement
dans un calcul coûts-bénéfices. En ce sens,
le néolibéralisme présente une double face,
source d’un vaste brouillage : c’est un projet hautement
politique qui conduit à dépolitiser les rapports sociaux,
en les rabattant systématiquement sur la seule logique du
calcul privé. Marx avait lui-même anticipé la
possibilité de cette dissolution de tous les critères
moraux et politiques dans les « eaux glacées du calcul
égoïste «.
Si l’efficacité doit tout saturer, il n’y a
pas de place pour tout le monde, et tout est permis. La moralité
en politique, dans la vie professionnelle comme dans la vie ordinaire,
s’efface devant le règne du cynisme généralisé,
de la manipulation perverse, de l’opportunisme et du narcissisme.
Wendy Brown montre combien le mensonge irakien de Bush et de Blair
s’inscrit bien dans « l’air du temps « :
seul le but que l’on s’est fixé importe. Les
nouvelles générations de politiciens de droite et
de gauche, en Europe et en France notamment, en sont la plus parfaite
illustration. C’est sans doute là ce qu’il y
a de plus important à retenir : le néolibéralisme
modifie les critères qui fondent le jugement. Plus qu’une
nouvelle politique économique, c’est une nouvelle normativité
politique et morale qui s’impose : une normativité
politique et morale apolitique et amorale.
Le néolibéralisme redistribue peu à peu les
positionnements politiques, à droite comme à gauche.
Le processus de dé-démocratisation qu’il entraîne
dépasse la volonté d’un Friedrich Hayek d’interdire
les politiques sociales et redistributrices. Hayek, tout à
sa croisade antisocialiste, n’a tout simplement pas vu que
la promotion exclusive des finalités privées au détriment
de tout but commun allait remettre en cause la démocratie
au sens le plus étroitement « libéral «
du terme. De ce point de vue, le néolibéralisme ne
peut que troubler les libéraux attachés aux libertés
civiles et politiques. Ce dépérissement de la démocratie
libérale conditionne également toute la gauche politique.
La critique sociale et politique en est déstabilisée.
Elle doit non seulement faire son deuil du socialisme tel qu’il
a été imaginé, mais aussi des formes politiques
et morales du libéralisme ancien. Quand elle ne se soumet
pas avec résignation à la nouvelle rationalité,
résignation qui est la pente la plus générale,
elle doit mener la défense des anciennes institutions de
la démocratie libérale (défense de «
l’intérêt général «, des
libertés individuelles et politiques, de la laïcité)
dont elle a longtemps souligné le caractère incomplet,
inégalitaire, hypocrite. Il lui faudrait définir un
contre-projet fondé sur une autre rationalité morale
et politique, donc sur une autre idée de l’humain,
ce dont elle s’est avérée jusqu’à
présent incapable.
Néolibéralisme et néoconservatisme
De ce point de vue, l’analyse des rapports entre néolibéralisme
et néoconservatisme apparaît essentielle pour le redéploiement
d’une critique de gauche. L’une et l’autre de
ces rationalités politiques doivent être pensées
ensemble, ainsi que le rappelle Wendy Brown. On pourrait croire
que, si la droite occupe presque tout le terrain idéologique,
cela tient à la capacité qu’elle a de se dédoubler,
de jouer en quelque sorte double jeu. En réaction à
la dissolution du sujet moral et politique dans la logique entrepreneuriale
et consumériste, le néoconservatisme constituerait
une nouvelle forme politique qui entend réinjecter de la
morale et de l’autorité, selon des canons normatifs
d’ancienne facture, et répondre ainsi aux attentes
de sécurisation de la population, en particulier des classes
populaires victimes de l’effondrement des liens collectifs
et de l’érosion des mécanismes de solidarité.
La droite ferait une politique de riches tout en consolant les pauvres
par une rhétorique « vertueuse « et « patriotique
«, et en les rassurant par un volontarisme autoritaire sur
le mode de la « tolérance zéro « envers
le crime et la déviance. Selon cette ligne d’analyse,
on pourrait penser que ce « cauchemar américain «
a désormais gagné le monde entier, l’élection
en France de Nicolas Sarkozy illustrant à merveille cette
double logique terriblement efficace du pompier pyromane.
Les choses, selon Wendy Brown, ne sont sans doute pas si simples.
Elle entend souligner l’hétérogénéité
du néolibéralisme et plus encore du néoconservatisme,
et, surtout, leur incompatibilité au moins partielle. Les
tensions entre le pôle du « devoir moral « et
le pôle du « libre choix « ne sont pas négligeables,
et maints « moralistes « conservateurs s’effraient
de l’extension du règne du consumérisme et des
ruptures de plus en plus massives des liens sociaux engendrées
par le capitalisme débridé. Les représentations
du monde que projettent le néolibéralisme et le néoconservatisme
ne sont pas non plus en parfaite harmonie, écartelées
entre la défense des identités nationales et la construction
d’un ordre marchand planétaire.
Il n’empêche que des zones d’accord et des continuités
existent et qu’elles l’emportent sur les tensions. La
morale, plus ou moins teintée, selon les cas, de religion,
de tradition et de nationalisme, prend l’allure d’une
manipulation cynique des citoyens-clients, qui s’accorde bien
avec la gestion de type managérial de l’opinion. Il
n’est pas un fait du passé ou du présent, aussi
sacré soit-il, et surtout s’il est sacré, qui
ne puisse être instrumentalisé à des fins de
domination. La guerre, qu’elle ait eu lieu, qu’elle
soit en cours ou qu’elle soit programmée, redevient
un levier d’agrégation et de mobilisation des individus
dispersés. La discipline sociale de la « valeur-travail
« et le gouvernement fort sont des composantes essentielles
du néolibéralisme comme mode de gouvernement des individus.
C’est ici sans doute qu’apparaît toute la fécondité
de l’approche foucaldienne : une possible zone de concordance
entre néolibéralisme et néoconservatisme trouve
sa raison dans une commune référence à «
l’individu responsable de lui-même «, qui se doit
de réussir sans rien attendre des autres. C’est au
nom de cette « responsabilisation « des conduites, de
cette « privatisation « des problèmes sociaux
que les dirigeants occidentaux entreprennent de démanteler
les systèmes de retraite, d’éducation publique
et de santé en prenant pour modèle, d’un côté,
« l’individu entrepreneur de soi« et, de l’autre,
le bon père de famille travailleur, courageux et prévoyant.
C’est pourquoi Wendy Brown préfère à
la thèse de la duplicité fonctionnaliste celle de
l’articulation problématique du néolibéralisme
et du néoconservatisme.
Le nouveau sujet néolibéral n’est plus attaché
aux valeurs et pratiques de la démocratie libérale,
il a abandonné son statut de citoyen, il « est moins
récalcitrant par rapport à son propre assujettissement,
tout en participant davantage à sa propre subordination«
(p. 114). L’actuelle dé-démocratisation que
parachèvent les politiciens de la droite « décomplexée
« a été préparée par le néolibéralisme
tel qu’il a été mis en oeuvre aussi bien par
la droite que par la gauche depuis près de trente ans, et
ceci du fait de la profonde dévalorisation des principes
démocratiques qu’a engendrée cet étatisme
entrepreneurial. L’essai de Wendy Brown, « Le cauchemar
américain «, qui constitue la seconde partie de l’ouvrage,
ne prétend pas épuiser la question compliquée
des points de jonction entre les deux formes politiques. Il n’en
dessine pas moins un programme de réflexion qui pourrait
dépasser le contexte américain, à condition
toutefois de respecter les spécificités nationales.
S’il est un « néoconservatisme à la française
« en train de poindre, il emprunte moins à la Bible
qu’à une rhétorique de la France éternelle,
unanime et civilisatrice.
Reste à se demander, comme le fait Wendy Brown à
la fin de son essai, quel type de politique de gauche, quel renouveau
démocratique pourrait bien être opposé à
ce processus général de décomposition des formes
morales et politiques afin de nous sortir du cauchemar dans lequel
nous sommes plongés : « Sommes-nous réellement
des démocrates – croyons-nous encore au pouvoir du
peuple et le voulons-nous véritablement ? «, se demande-t-elle
(p. 129). Cette question, qui porte sur l’existence ou l’inexistence
d’un désir démocratique, renvoie au type de
sujet que nous sommes devenus. En ce sens, le cauchemar, c’est
peut-être le nôtre, celui dont nous devons nous réveiller.
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